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Abîmes poétiques : le forum » Vos textes (publication libre) » Archives : avril - septembre 2004 » L'illusionniste « précédent Suivant »

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Philippe NOLLET
Envoyé vendredi 03 septembre 2004 - 7h52:   

Aimer les vivants, en littérature, je trouve ça un peu vain. Quoi de plus chic pourtant que de se pavaner dans les salons avec en main le dernier Houellebecq, le prochain Angot ou le Beigbeder qui ne paraîtra jamais - son premier livre enfin ECRIT !
Les écrivains vivants sont souvent d'un ennui à mourir, je préfère les morts. La mort arrange bien des choses, donne parfois du relief à certaines oeuvres épuisées. C'est qu'il nous faut du temps pour épuiser une oeuvre, la patiner sans l'émousser... L'attente paie. Le temps nettoie et réorchestre tout. Moi je n'attendrai pas plus de cinq minutes pour reconnaître en Joan Brossa l'énorme poète que j'ai loupé, que vous avez tous loupé, reconnaissez-le : l'inusable auteur divin de phrases comme "Il ne me plaît pas d'imiter la nature à la manière des photographes, il me faut faire surgir la vie même."

Pas de suspense haletant : la réhabilitation de Joan Brossa, catalan illusionniste, prestidigitateur des formes simples et concises, funambule de l'impossible, prédicateur irrationnel, n'aura pas lieu. Qui oserait caresser ce poulpe dans le sens des boursouflures ? Joan Brossa est trop à l'opposé de notre platitude contemporaine, de la bonne conscience généralisée et du consensus faiblard. Ses poèmes cruels et voluptueux ne passeraient pas l'épreuve du tout-télévision, du paternalisme occidental, de la dictature des loisirs, de la bonne conscience à l'ombre des limites qu'il ne faut surtout pas repousser, des institutions socio-culturelles en place...

Ah ça oui : je déteste les petits merdeux qui roucoulent dégueulassement dans les talk-shows littéraires animés par des incultes et nous abreuvent de leurs sentences à la noix... Comme un naufragé je ne lis que des très grands fêlés - sorte de fanatisme homosexuel pour des idoles exclusivement mâles. Ne m'intéresse que ce côté de la littérature qui disjoncte et ne sait surtout pas ce qu'il fait, au mépris de toutes les conséquences... Une élucubration de Lautréamont, une chambre d'hôtel croquée par Chinaski, un long livre mélancolique de Stefan Zweig se gravent certainement de manière plus subversive et durable et profonde sur mon cuir épais d'hippopotame des lettres...

Joan Brossa a parcouru les déserts rocailleux de l'âme humaine comme un fennec assoiffé. Sans bivouac ni repos - ça l'emmerdait d'avoir à se reposer. Il était accablé de devoir dormir la nuit, de laisser toutes ces heures sensuelles inemployées. Il lui fallait courir, courir tout le temps, en grand fainéant : le travail c'est le divertissement préféré des fainéants.

"Poèmes civils", c'est la science appliquée du poème : peut-être le premier exemple d'un mec qui fait de sa poésie une science. Tout envolées gracieusement lyriques qu'elles soient, les odes figurant dans ce petit bouquin d'une soixantaine de pages bien serrées, amoureusement collées les unes aux autres, ces odes écorchées vives m'apparaissent avant tout comme le traité scientifique de tous les accès aux sens, critique du naturalisme espagnol qui déboucherait finalement sur un naturalisme espagnol de la critique...

L'oeuvre de Joan Brossa n'a pas pour dessein formel de changer le monde ni de le transformer partiellement, encore moins la volonté enfouie d'expliquer l'humain, fonction à laquelle, plus ou moins intelligemment, se soumettent tous les écrivains des 18ème, 19ème et 20ème siècles. Pas de fierté bravache ni de torse bombé en l'honneur de la sacro-sainte LITTERATURE. Joan Brossa a été le premier poète espagnol à refuser, mieux : à recracher comme un glaviot épique de sa gorge enflammée cette arrogance de la littérature à ne parler que d'elle-même... Il faudra attendre encore un moment d'ailleurs avant d'en retrouver un avec une pareille "vision" - ça intéresse qui de recevoir des leçons de morale ? Un poète n'est pas déposé sur terre pour donner sa "vision du monde" !

Avec Brossa, la poésie reste à sa place. Sa splendide et absolument inutile place de gratuité tragique, de violence convulsive et de beauté profondément noire, de pensée détournée et de folie cachée, de maniaquerie céleste, de substitution de l'existence et non pas de théorie existentielle.

Le grand honneur et la monstruosité de Joan Brossa, ce pic dans l'oeuvre d'un siècle auquel s'est hissé Joan Brossa, c'est d'avoir nié le concept même de postérité ; plus que le nom d'un auteur il léguera aux masses molles la réalité saignante d'une écriture. Jamais il n'aura craint de s'offrir entièrement et irrémédiablement à ce à quoi s'exposent avec angoisse tous les poètes depuis Rimbaud : l'oubli total ! L'amnésie parfaite et bien ancrée, le blanc complet dans la mémoire, ne plus être qu'un point d'interrogation dans les dictionnaires et les anthologies : une présence diffuse constituée de vides et d'absence...
M-C Escalier (Mariechristine)
Identificateur : Mariechristine

Inscrit: 12-2003
Envoyé vendredi 03 septembre 2004 - 19h47:   

Très bien foutu, ton texte. D'ailleurs, ça m'a donné envie (mais n'est-ce pas la preuve que ton texte fonctionne ?) de découvrir Brossa dont je reconnais à ma grande honte apprendre le nom ici.

Un seul bémol : le paragraphe "L'oeuvre de Brossa n'a pas pour dessein formel... vision du monde !"
C'est bien enlevé, pourtant je n'arrive pas à comprendre l'idée. Le propos de B. n'est pas de transformer le monde ni d'expliquer l'humain (et encore moins de faire cuisine littéraire) mais c'est une leçon de morale ?! Il y a quelque chose qui m'échappe dans les dénégations.
LRDLDEDN
Envoyé vendredi 03 septembre 2004 - 23h49:   

La poésie du nombril et rien autours

Si la vraie littérature est d'écrire sur la littérature et que faire de la poésie sur la poésie des autres et plus rien d'autre, est la seule poésie, je me contenterai désormais à décrier et ne décrire poétiquement que le nombril des autres...

LRDLDEDN (Le Rimbaud de la diatribe et du nombril)
Anonyme
Envoyé samedi 04 septembre 2004 - 8h19:   

Quote
[La poésie du nombril et rien autours

Si la vraie littérature est d'écrire sur la littérature et que faire de la poésie sur la poésie des autres et plus rien d'autre, est la seule poésie, je me contenterai désormais à décrier et ne décrire poétiquement que le nombril des autres...]



… Atelier d’écriture poéthérapeutique ou art-thérapeutique?… Soyons honnêtes une seconde, nous écrivons tous sur notre nombril… Désespérément… Et avec plus ou moins d’éloquence ou de talent, peu importe, en somme…

… Nous tentons tous la catharsis esthétisée… Pour sublimer l’événementiel et dépasser notre néant… Notre façon à tous ici présents d’exister… autrement…

… Vertus thérapeutiques de l’écriture poétique… à n’en pas douter… L’éclair sublime est rare, chacun de nous le sait… Glauques nous sommes… et l’écriture poétique nous élève ou nous le fait croire, nous rend uniques et vibrants, le temps du déversement des émotions … le propre de la thérapie… un voyage… et un voyage purement personnel, sans censure et sans scrupules, à tâtons, « en aveugle »…

… La poésie doit-elle être « comprise » ?… Elle est tout au plus « perçue »… et chacun la perçoit depuis sa fenêtre…

… « Epaissir les ténèbres » (René Char) ?… Ou éclairer ?… Peu importe pour finir… Des choses doivent se dire… et se dire autrement… Dans cinquante ans, on n’en parlera plus… Profitons-en…

… Glauques ou sublimes, nos instants d’écriture ne changent rien à rien… mais restent ce qui a pu se dire quand cela était nécessaire…

… Redescendons de notre piédestal…
Anonyme
Envoyé samedi 04 septembre 2004 - 8h43:   

*********************

Nietzsche écrivait que notre rencontre ici-bas est éphémère, le temps que se croisent nos routes…

Même dans le monde clos de l’écriture poétique, cet état de choses demeure… Et pourquoi en serait-il autrement ? La rencontre est fugace… et souvent illusoire… Nous saisissons des bribes, nous en nourrissons… et passons notre chemin…

Il n’y aura pas de remise des prix… jamais et nulle part…

L’enjeu n’est pas la postérité… qui pourrait le croire… mais tout au plus une forme de réalisation personnelle… d’équilibre entre l’ombre et la lumière…

L’écriture, jamais jamais, ne remplacera le vécu, nous le savons tous… Elle peut tout au plus l’accompagner mais jamais prendre sa place…

Les mots ne nous appartiennent pas… Ils ne nous définissent pas… et ne sauraient venir à bout de notre mystère…

Ils nous traversent… et nous les habitons un instant… le temps d’une mélodie… Nous passerons notre chemin et ils s’effaceront avec nous, seule certitude…

Poésie attitude… Limites… Nos limites…

*********************
M-C Escalier (Mariechristine)
Identificateur : Mariechristine

Inscrit: 12-2003
Envoyé samedi 04 septembre 2004 - 13h04:   

Ben ma foi, LRDLDEDN, tu fais comme tu le sens et les autres pareil. Derrière ta déclaration d'intention se cacherait-il une définition bien définitive de ce qu'est la poésie ou la littérature, comme chez le ou les anonyme(s) ci-dessus ?

La poésie et l'art comme méthode thérapeutique ?
Ouais bon, c'est une opinion. Mais si on en croit l'histoire de l'art et la biographie des auteurs, la méthode est loin d'être super efficace. Dans ce cas je conseillerai plutôt un bon psy
Jade Vuaillat (Jade)
Identificateur : Jade

Inscrit: 11-2001
Envoyé samedi 04 septembre 2004 - 14h40:   

Bonjour !

On ne sait qui décrit aussi bien l'art de l'écriture avec aussi peu de courage... dommage !

C'est trop con parce que d'emblée, moi, Jade Vuaillat (nombril y compris), avec l'anonyme je n'ai pas envie de débattre cependant qu'ici le jeu en vaudrait la plume... intéressante, la plume ! Or "l'anonyme" sous couvert de quelconque s'anéantise ; du coup, on peut aussi bien penser que, derrière l'écran, en deça d'une réflexion ne sont que deux mains à jouer sur un clavier pour traduire ce que deux yeux suivent sur un bouquin... Pas malin !

Du coup ce qui aurait pu être un débat intéressant devient un grand rien ; anonyme, je dis mais ne suis pas, n'existe pas... Serai-je l'illusionniste ?


Et puis, nom d'une pipe (en bois la pipe !) commencer une journée par "Bonjour, Hey ! How 're you ?... saluer la personne de laquelle on croise la route, civilisé et poli... thérapeutique peut-être ?!


Bonne journée,

Jade *
*
" Ce n'est pas l'Amérique que nous* aimons, pas l'Europe non plus ! Ce sont les hommes qui savent aimer Gaïa la terre, ce sont les Hommes qui aiment le monde et n'ont qu'envie d'en faire un simple coussin de paix, ceux qui savent ce que no war signifie pour le cœur du monde et son amour...
...Mais les Hommes, chaque jour, renouvellent les peines...(Jade in Toile de lin)

* Patrice & Jade xXx
Philippe Nollet
Envoyé samedi 04 septembre 2004 - 14h46:   

Vrai, Jade.
Les téméraires anonymes me font toujours un peu penser (toutes proportions gardées) à ces corbeaux dont les dénonciations abjectes sévissent presque exclusivement dans les provinces retirées - on se demande bien pourquoi d'ailleurs...
LRDLDEDN JG
Envoyé samedi 04 septembre 2004 - 15h23:   

La poésie ça me regarde, j’ai mes espaces d’intimité, à me dénouer de mes névroses, en faces cachées des libertés.

Je suis à moi tout seul, une maladie... Une maladie qui soigne...
Pour me guérir des différences, à me nourrir d’extravagances, de la tête à mes pieds, poétiquement parlants.

Un amoureux d’moi-même, figé dans le regard, de cet autre moi-même, où je me sens cet autre, cet autre-ci ou bien cet autre-là, qui passe, sans ne jamais bien regarder.

Celui qui comme moi, ne regarde que lui…
Que ce qu’il aime, que ce qu’il aime à détester…

Je suis le con des cons, qui marche dans la lignée du con suprême, narcissiquement parlant, le doigt pointé sur l’esthétique, poétiseur qu’en ma faveur, comme un revers à mon propre défaut et d’une mise à l’index…

Je suis le rouge, je suis le blanc, le clown qui joue de la grimace et qui se soigne solo !

Dans mes rapports intimes avec les glaces des salles de bains…

Dans les vitrines, qui ne vitrinent plus rien, qu’un semblant de mon spectre.

Dans les miroirs des ascenseurs, conditionnés de mon unique présence.Histoire de me tirer la langue, sans y mettre les formes, histoire de supporter, l’idée insupportable, de ne pas être encor, maître de ce putain d'monde...

De ne pouvoir m’identifier à l’image d’idéale, au moyen du langage et du rapport aux autres…

Je poétise au face à face, de miroir en miroir, pour prouver que j’existe, à m’envoyer en l’air, dans l’air d’un psychotique.

A mélanger le rire, l’amour et le dégoût, sous le trait des grimaces, à larmes déployées…

Pour m’isoler d'la vie, et d’une idée d’la mort, cette source permanente de frustrations latentes.

Avec un univers que l’on se doit de conquérir…
Comme Un Chat ! Qui n’connaîtra jamais, la phase du miroir…
M-C Escalier (Mariechristine)
Identificateur : Mariechristine

Inscrit: 12-2003
Envoyé dimanche 05 septembre 2004 - 10h25:   

Philippe, la flambée d'anonymat s'étant éteinte, peux-tu répondre à ma question sur ce que tu dis du propos de Brossa ?
Philippe Nollet
Envoyé dimanche 05 septembre 2004 - 16h47:   

Disons que la poésie de Brossa évacue d'office, dès ses prémices, toute idéologie même artistique ou littéraire... Brossa ne s'inscrivait dans aucun courant particulier, mais pour autant ne souffrait pas le moindre éloignement de son activité de poète... Il y avait aussi dans ce choix un défi au franquisme (ses débuts littéraires se situent en Espagne en 1938, Brossa était alors républicain, chose beaucoup plus risquée que d'être punk à l'époque de Tony Blair!). Mais contrairement aux poètes espagnols de l'époque, il était le seul à ne pas utiliser l'écrit comme une arme politique : sa poésie s'affirmait, contrairement à Prats ou à Foix (et en peinture à Miro, son contemporain), comme un travail sur la langue obstiné, au mépris apparent de ce qui se passait autour... Et pourtant... Travaillant un langage banni en ces temps de dictature (la poésie), Brossa signifiait, en l'ignorant de toute sa superbe, à son glorieux et tyrannique adversaire (Franco)que lui, Joan Brossa, assurait la survie de l'art et de l'esprit.
Les poèmes de Brossa, c'est un enchaînement, presque un enchevêtrement de réflexions paradoxales, d'observations sur l'apparition et la disparition de l'espèce, toujours un floril-ge de l'absence, absence à soi et aux autres : le rêve de Brossa, et qui est devenu réalité même après sa mort, ça a été de disparaître lui-même à ses propres yeux mais, par la sorte, de donner naissance à tous les possibles. C'est un peu l'anti-Pessoa, quoi : Pessoa c'est mille personnalités en une, Brossa l'inverse... Brossa n'est nulle part, et à ce titre rejoint une espèce d'immortalité intemporelle...

"Je préfère
ne pas citer mon nom ;
de nombreux autres poètes
pourraient avoir
écrit ces mots..."

Bon, j'espère avoir été assez clair (mais j'en suis pas sûr du tout, en me relisant. Tant pis. C'est ce que je ressens, en tout cas.)
M-C Escalier (Mariechristine)
Identificateur : Mariechristine

Inscrit: 12-2003
Envoyé lundi 06 septembre 2004 - 13h56:   

C'est en effet assez complexe mais très intéressant. Et utile comme précision car je m'aperçois que j'avais mal interprêté la phrase sur la Littérature et le glaviot. J'en avais conclu que Brossa ne s'intéressait pas au travail sur la langue. Or c'est le contraire. Peut-être faudrait-il ajouter quelque chose à ton texte initial pour désactiver cette interprétation ?

Quant à l'idée d'être à la fois multiple et nulle part, l'idée résonne profondément en moi. Dommage qu'elle ne ressorte pas dans ton texte de départ.

Merci en tout cas pour ce beau voyage.

(apparemment, l'oeuvre de Brossa est assez confidentielle car je ne l'ai pas trouvée à la Fnac, ou ai-je mal cherché ?)
Philippe Nollet
Envoyé lundi 06 septembre 2004 - 18h59:   

...plus que confidentielle, souterraine désormais (il y a très peu de traductions en plus).
J'ai suivi un véritable parcours du combattant pour un exemplaire d'oeuvres complètes, pas complètes du tout d'ailleurs, que j'ai fini par dénicher chez un bouquiniste...
alors... bon courage ! (mais ça vaut le déplacement).
in voir 2 connu
Envoyé dimanche 12 septembre 2004 - 21h01:   

trop de nihilisme tue la poésie .

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