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Philippe NOLLET
Envoyé mercredi 28 juillet 2004 - 14h04:   

Longtemps j'ai cru que la puissance de mon père s'étendait aux limites du monde entier. Si seulement j'avais eu un frère - j'avais si souvent bercé cette illusion dans mes rêves que c'était exactement comme si j'en avais un, de frère, un double de moi-même, toujours bien réel dans mes pensées et dans le moindre de mes actes.

Il n'y a personne sur terre que je craignais autant que mon père. Je n'étais pas assez fou, ni assez inconséquent, pour lui tenir tête. Il essayait sans doute, à travers moi, d'atteindre une zone enfouie également en lui-même. Je baissais la tête dès qu'il me parlait, toute ma vie j'ai baissé la tête. Mon père était la seule autorité à laquelle je savais obéir, que cela me plaise ou non.

J'étais excessivement timide, toujours recroquevillé sur moi-même, agressif - ou muet - sitôt qu'on m'adressait la parole. Tous les gens de mon âge que je fréquentais alors étaient plus ou moins cinglés, défoncés ou égarés, mais ils en savaient plus que quiconque sur l'existence. Quant aux filles, force était pour moi de constater que toutes celles que je rencontrais finissaient, sans aucune exception, par m'emmerder prodigieusement.

Le but ultime de ma génération étant de sortir en boîte et de faire le crétin en cours, je ne pouvais m'y résoudre, tout cela ne me concernait pas, j'étais toujours content d'être seul de toute façon. Les combats de coqs entre jeunes hommes fortunés étaient le lot commun de notre quotidien. C'était un spectacle particulièrement prisé par les filles. De ces filles je n'attendais finalement rien - je ne me souviens que d'une indéchiffrable torpeur - à qui la faute si j'étais faible, déséquilibré, un peu veule peut-être, toujours en quête de l'étourdissement complet ?

Les moqueries des autres, quels qu'ils fussent, avec quelle jubilation je les laissais passer au-dessus de ma tête, quel mépris entendu, sans qu'elles ne me touchent jamais ! La seule réalité acceptable était dans la lecture - que se passait-il d'autre en ce monde, au juste ? Avec les livres je croyais abriter un secret dans mon sein, un lourd secret qui m'ouvrait les portes de l'infini, qui absorbait les larmes comme un buvard. J'avais une préférence fortement marquée pour les poèmes d'Arthur Rimbaud - mais sans bien en saisir tout le sens et toute la portée. Les choses ne semblaient prendre leur véritable dimension que dans la lecture, il me semblait à moi que par cette porte tout un monde différent s'offrait.

Mon père aurait pu me crucifier sur place, ou me briser les os - ou me prendre dans la paume de sa main et m'éparpiller au vent comme de la poussière. Je craignais sans cesse de déclencher chez lui des réactions brutales inattendues, dont je ne connaissais jamais l'ampleur par avance, malheureusement. Ma mère m'avait entièrement construit, bâti pierre après pierre, tel que j'étais ; je savais qu'il y avait entre nous un lien mystérieux qui se fortifiait de lui-même. Elle tâchait toujours de repriser les mailles distendues du tissu familial. Vous lui tendiez une serpillière en lambeaux et elle en faisait un pourpoint d'or.

Je n'avais aucune passion pour ces sorties en bande, les premières cigarettes de l'âge adolescent ou le vol des mobylettes... même si je consentais à m'y adonner de temps à autre. Je pouvais rester des heures sans dire un mot - j'étais absent, ni plus ni moins, parfaitement détaché de toutes ces contingences. Il y avait certaines étapes que je n'avais pas franchies.

Les filles, quand même, je savais très bien comment elles étaient. Je sentais les toiles qu'elles filaient autour de moi. Je n'en demeurais pas moins ailleurs, déconnecté de la réalité. Savais-je seulement où je mettais les pieds ? J'avais le cerveau tellement occupé par la lecture que les filles étaient reléguées au second plan. Cela dit, mais je me trompe peut-être, elles tournaient souvent autour de moi, butaient contre mon indifférence mais y revenaient, chargées d'une telle convoitise, ma foi, que je me demandais à quoi elles pouvaient bien jouer à frétiller de la sorte. Au moins certaines choses ici-bas tournaient-elles à mon avantage.

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